0

Le lecteur, un passager obligé

 

EPISODE  3

Avec Netflix, Canal+... S'abonner à du contenu devient de plus en plus naturel aujourd'hui. Tant mieux pour les médias indépendants, dont les lecteurs sont garants de leur survie. Des lecteurs pour être lus mais également, des abonnés et actionnaires, pour être soutenus. Car dès le lancement d'un média leur participation est sollicitée : cagnottes, crowdfunding, campagnes d’abonnements, partages sur les réseaux sociaux… Le lecteur est de plus en plus actif dans l'activité financière et parfois même éditoriale du journal.

« Pourquoi les journalistes devraient avoir ce pouvoir décisionnel plus que les autres ? Les citoyens ont aussi de très bonnes idées », invective Ludovic Chataing, patron du média local et participatif L’Averty.  En faisant voter les sujets, le journaliste pense se rapprocher d’un journalisme de service, plus « humble » et plus
« démocratique ».

L’idée d’un tel modèle lui vient d’un constat personnel. « On est au service de la population. Je trouve parfois que des journalistes ou des médias se complaisent un peu trop à sortir des informations qui n’intéressent personne. Ils ont l’impression que ça intéresse des gens parce que ça fait polémique. » En général, les sujets politiques ont
« beaucoup de mal à passer » dans son média, « alors que les journalistes vont toujours trouver ça très intéressant. » Il a conscience que cela peut paraître « bizarre » pour un journaliste de déléguer

Concrètement ça donne quoi ? Le choix se fait en plusieurs étapes. Tout d’abord, les abonnés, le patron et le pigiste proposent des sujets. Un premier tri est fait pour
« 50 % d’abonnés, 50 % de journalistes ». Puis, parmi les huit sujets validés, les abonnés en sélectionnent trois.

« Ne pas rester dans sa tour d'ivoire », aller à la rencontre des gens et garantir plus d'interaction sur les réseaux sociaux… Jean-Marie Charon, sociologue, appelle ça « construire une communauté ». C'est le moyen trouvé pour recevoir des retours sur ses productions journalistiques et recueillir de nouveaux points de vue. C'est ainsi que des médias indépendants favorisent la participation des lecteurs dans des espaces de commentaires dédiés. L'Averty met cela en place grâce un réseau WhatsApp pour les abonnés. Rue89 Strasbourg quant à lui, modère un groupe Facebook privé. On y retrouve des questions sur la pertinence des sujets traités dans les articles et des alertes ou envies d'internautes. Autant de contreparties envisagées au fait d'être abonné ou abonné actionnaire.

L'Age de faire, média implanté en local dans la région Rhône-Alpes, sollicite les lecteurs et accompagne des projets sur le territoire par un principe innovant : celui de la Maison commune. Un moyen d'allier proximité financière et proximité physique avec ses lecteurs.

Franck Annese de So Press parle d'un « rapport plus direct » permis dans de plus petites structures. Un modèle plus souple, avec moins d'intermédiaires, garantit une plus grande proximité. Contrairement
au journal Le Monde qui ne peut pas lire tous les courriers des lecteurs.

Vers une communauté

Public restreint

Le journaliste de Reporterre, Alexandre-Reza Kokabi, relativise cette « nouvelle » interaction entre lecteurs abonnés et journalistes. D'abord, des médias dépendants tentent comme ils peuvent de créer plus de cohésion avec leurs publics. Ensuite, le journaliste inverse la question : « Nous, les médias, nous rendons-nous réellement accessibles ? » Car, sociologiquement, « Qui se sent légitime à s'adresser aux médias ? », questionne-t-il. Les rédactions se situent « souvent en centre-ville » et non en périphéries, ou dans d'autres quartiers plus « populaires » . Ce qui accroît le sentiment que les médias représentent une « élite », éloignée. Alors qui sont ces personnes sur lesquelles les médias se reposent, lecteurs, comme actionnaires ? Comment se motive leur intérêt pour la presse indépendante ? Et surtout, quel est
leur profil ? 

« Le problème des médias indépendants, c'est qu'ils sont amenés
à travailler tout le temps avec le même public
», analyse Jean-Marie Charon, sociologue des médias. 

Média participatif

fond papierpng copy (6)

Christine Papon, âgée d'une petite cinquantaine d'années, est abonnée au média L'Averty. « D'habitude, je donne à des associations. Alors pourquoi ne pas donner à un média ? » dit-elle. Le concept lui plaît : « C'est concret. Ce ne sont pas des gens derrière un écran. Les sujets sont traités par des jeunes. L'approche est originale, moins formatée. » Plus encore, « ça montre une autre réalité », admet-elle, habitant dans une
« campagne chic », un petit peu plus éloignée de la ville de Grenoble où la rédaction est implantée.

Pas particulièrement intéressée par la presse indépendante, Christine Papon lit quotidiennement la presse nationale. Selon elle, les autres abonnés de L'Averty, qu'elle pense être en majorité des jeunes, partagent « cette envie de s'informer, de lire et pas de regarder que de l'image ». Elle poursuit : « Je ne pense pas que ce soit des gens qui gagnent des mille et des cents, mais surtout des personnes diplômées. Sans tomber dans le préjugé, je trouve que c'est plus compliqué, pour un média, d'aller vers celles qui ne le sont pas », elle-même de catégorie socio-professionnelle élevée. 

« Je me doute que si l'information est gratuite, c'est qu'il y a quelque chose derrière », exprime Elisabeth Claire, abonnée actionnaire des Jours. Selon cette cadre dans l'informatique, payer est synonyme de qualité. Déjà abonnée à des médias indépendants comme Charlie Hebdo, Siné Hebdo, la Revue Dessinée, La Revue XXI, elle a été sensibilisée dès son plus jeune âge à l’information. Accoutumée du crowdfunding comme le dévoile son aide apportée il y a peu à la revue Déferlante, elle se pré-abonne au média Les Jours au moment de leur campagne. Elle connaît alors déjà la plupart des journalistes qu'elle lisait à l'époque dans Libération.

Lorsque le média lui propose ensuite d'investir comme actionnaire et de devenir « amie des Jours », elle accepte de verser 200 euros. « Je pouvais me le permettre alors je trouvais normal de faire preuve de solidarité », résume-t-elle. Et son implication ne s'arrête pas là. Elle se rend aux conférences mensuelles de la rédaction des « amis les Jours » dans des cafés, et fait même de la publicité autour d'elle pour augmenter leur lectorat.

« Bien que la moyenne soit de 40 ans, il y a aussi des abonnés actionnaires de moins de trente ans », informe la prestataire de service âgée de 47 ans. Mais Elisabeth Claire tient à rappeler que l'envie de payer pour s'informer est loin d'être contagieuse :
« Parmi mes collègues au Monoprix, beaucoup de gens qui n'en comprennent pas le principe et qui ne s'intéressent pas non plus aux médias indépendants. »

« On n'est jamais indépendant. On dépend toujours de quelqu'un. Pour un journal indépendant, c'est la dépendance aux lecteurs », énonce Lisa Giachino du journal L'Age de faire. Les médias indépendants en ont bien conscience.

Attirer de nouveaux abonnés et fidéliser ceux déjà actifs dans le média est un enjeu permanent. On appelle cela le « taux de
churn
» : la proportion de consommateurs perdus. Pour y pallier, de plus en plus de médias développent un service pour comprendre les attentes des abonnés. Stéphane Alliès de Mediapart raconte par exemple que si le média « gagne 40 000 abonnés, six mois plus tard il n'en restera sans doute que 10 000. Alors sans tracer les gens dans leurs habitudes de lecture, on essaie directement d'échanger avec certains lecteurs qui souhaitent se désabonner pour leur proposer une offre avantageuse, plus personnalisée. »

Le journaliste évoque également une volonté de raccourcir des formats jugés « trop longs » par leurs lecteurs en manque de temps pour les lire. « C'est un équilibre à trouver pour être plus accessible. Ce qui ne veut pas dire arrêter les longs articles. » Cela passe aussi par une modernisation du site, ou encore de la vidéo
« pour toucher un nouveau public ».

Pour autant, Stéphane Alliès est loin d'être convaincu par l'idée de dépendance aux lecteurs. « Il n'y a aucun mépris pour les lecteurs. Au contraire, notre slogan est justement "seuls nos lecteurs peuvent nous acheter". Mais ça ne veut pas dire qu'il faut se mettre dans la main des lecteurs et s'interdire de faire des papiers parce qu'ils risqueraient de se désabonner. »  Estomaqué, le journaliste de Mediapart raconte que des confrères de Politis et Bastamag n'auraient pas publié une enquête ciblant Jean-Luc Mélenchon. Ils auraient craint une trop grande perte d'abonnés mettant en péril leur média. Enquête que Mediapart a décidé de publier, entraînant  des « campagnes agressives » d'internautes sur les réseaux sociaux et par mails. « Une dépendance aux lecteurs moins grave qu’à de gros actionnaires mais plus sournoise pour l'information. »

A l’inverse, pour gagner plus d'abonnés,  « On ne va pas faire une série pute à clics », avance Raphaël Garrigos des Jours. Selon lui, c'est aux journalistes de rendre intéressant ce qui peut être vu comme ennuyant. « Rendre sexy » par la forme, l'écriture… Le journaliste doit faire en sorte que l'internaute n'aille pas chercher l'information ailleurs. « C'est comme quand je commande une pizza, j'ai envie qu'elle soit belle et meilleure que celle d'en face », compare-t-il simplement.

Le risque, pour un média indépendant, est de tout faire pour plaire à son public au détriment de l'intérêt général d'une information. Les mesures d'audience amplifient ce phénomène. Pour éviter ce vice, Stéphane Alliès de Mediapart affirme ne pas y prêter attention.

Denis Robert, ne voit pas les choses de la même manière. Si internet et les réseaux sociaux sont « là où tout se joue, là où on peut changer la donne », il veut connaître l'impact de son contenu. Alors attentif au nombre de vues, il se souvient de la plupart de ses scores au Média.

Être visible, lu, partagé, commenté… Ces injonctions numériques se ressentent à différents degrés dans les médias. Pour être compris par les algorithmes et apparaître en priorité dans les recherches, les journalistes

Finalement, à la question « qui statue de l'indépendance ? »,
la réponse est le média lui-

La formule « écrire pour être lu » n'est pas superficielle. Elle résume bien l'essentiel du journalisme… Et la complexité des médias indépendants. Moins visibles, souvent payants, ils alimentent modestement le paysage de l'information.

Peut-être est-ce voué à changer : éducation aux médias, sensibilisation dès l'école, ... Les étudiants en journalisme sont de plus en plus nombreux à vouloir se tourner vers cet autre type de médias… La voie de l'indépendance prend, petit à petit, de l'essor. Mais encore à l'état d'embryon, ses modèles financiers durables se cherchent toujours… Et finalement, existe-t-elle vraiment ?

« Ecrire pour être lu »

« Ne pas se mettre dans la main des lecteurs »

Un équilibre à trouver

LF final papier froissépng copy (3)

Zone libre

Un espace sur L'Averty est aussi dédié à des contributions pour toute personne souhaitant écrire et être publiée. Seuls un travail d'édition et une relecture orthographique viennent modifier le texte. A la manière d'autres médias comme la ZEP (Zone Prioritaire d'Expression), une web radio qui diffuse des articles seulement écrits par des jeunes gens en banlieue parisienne. 

LF final papier froissépng copy (1)

L’économie d’attention

Grâce à des outils comme Google analytic, les médias peuvent avoir accès de nouvelles données sur la visibilité d’un article. Une donnée économique qui s’obtient grâce à la mesure du temps passé sur un contenu par chaque internaute. C’est cette logique qui conduit des médias à adapter leur offre en fonction de l’audience et de ses pratiques.

le choix du sujet. Ce n'est pas la norme. Sans oublier « l’égo ». Mais pour lui, « cela redonne confiance en l’actualité. »

Dernière étape : un vote ouvert sur les réseaux sociaux pour qu'il n'en reste plus qu'un. Tantôt le sujet final choisi est celui d’abonnés, tantôt celui des journalistes… « C’est assez équilibré », renseigne Ludovic Chataing.

165021840_2845409979060937_7211894942205329710_np copy
164981190_464526101340094_298909073833728411_npng copy

Rue89 Strasbourg organise également - hors temps de Covid - des missions « quartiers connectés » et  apéros… Pour sortir du cercle restreint des lecteurs et abonnés. Ces moments sont libres d'accès et permettent aux journalistes et habitants de renforcer leurs liens en conversant de leurs préoccupations. 

33977055138_c3cf62e014_cjpg
32910353717_4b4da65d5c_cjpg
32550433497_0c2db36a63_cjpg

se forment au SEO (Search Engine Optimization). Une façon de construire l’article pour être bien référencé et lu par le plus grand nombre. Ce qui pose débat dans la profession : journalisme ou communication ? Quelle frontière ? Quelle limite ?

fond papierpng

même, chacun la revendiquant à sa manière. Mais plus encore, c'est au lecteur de se faire son propre avis parmi tous les critères ici évoqués : subventions privées, publiques, traitement de l'information, engagement.... Car là encore, même si des éléments peuvent aider à s'en faire une idée, cette vérité n'est pas absolue.


     Episode 2

appareil photo gauche LFpng copy

Réunion publique organisée par Rue89 Strasbourg pour "Quartiers Connectés"

Photos : Ru89 Strasbourg

Claire Cordel le lecteurpng
Fleche LFpng copy (1)

Jean-Marie Charon (Sociologue des médias)

Micro son sans cercle LFpng copy (1)
fond papierpng copy

REMERCIEMENTS

Crédits 

-

 Illustration de début d’épisode : Claire Cordel (également intervenante dans ce long format)

 Son de l'introduction : Gérard Info (https://gerardinfo.fr/)

 

 

 

Donnateurs

-

Betty Jacquemin
Ginette Mary
Isabelle Bompard
Jean-Marc et Brigitte Travers
Manon Tessier
Eric Margerie
Corinne Guillois
Killian Le Roux
Florence Desaint-Denis
Julien Rieffel
Ludovic Chataing (également intervenant dans ce long format)
Laurence et Christian Draux

 

 

 

Conseil et aide tout au long du travail 

-

Séverine Garcia (graphisme) 

Laurence Draux (secrétariat de rédaction)

Téva Vermel (codage de dernière minute)

 

 

 

Une promo en or

Adrien Bachy 

Ana Gressier

Arthur Diliberto

Clément Legros

Charlène Dosio

Ellyne Neuvéglise 

Isabelle Hautefeuille

Julien Rieffel

Lucas Ruch

Martin Lelièvre

Maxime Gonzales

Mehdi Abirez

Naïla Bouakaz

Tout d'abord, merci à vous lecteurs, lectrices, sans qui ce projet ne voudrait rien dire. Car cette phrase « écrire pour être lu » s'applique aussi à nous. Nous espérons que vous soyez arrivés jusqu'à la fin pour lire ces lignes, et surtout que cela vous ait apporté quelque chose. Aussi petite puisse être cette « chose » .

 

 

Merci à tous les journalistes ayant pris le temps de nous répondre. Nous pensons que cette transparence sur nos pratiques est essentielle pour mieux comprendre ce qu'implique le fait d'être journaliste, ou même de créer son média. Merci aux expert.e.s  qui nous ont aussi permis de mieux comprendre les enjeux d'un tel sujet. 

 

 

Ensuite, nous remercions toutes les personnes ayant suivi l'avancée de ce projet dès son départ. Certains nous ont même permis, par les dons sur notre cagnotte, de nous déplacer pour nos reportages. De quoi rentabiliser les frais d'hébergement, d'essence… Et même de rétribuer Claire Cordel pour son travail d'illustration, que nous remercions également chaleureusement. 

 

 

Enfin, collègues, proches… Tous ont pu voir l'importance d'un soutien moral en ces temps de fatigue cérébrale et oculaire… Nous les remercions grandement ! Merci d'avoir écouté ou juste compris notre engagement.

 

 

Pour finir, ce projet, ou « chef d'œuvre » comme appelé par le corps enseignant, n'aurait  jamais vu le jour sans le Master qui le demandait cette année. Merci à l'équipe pédagogique, à nos discussions pour peaufiner nos pensées et parfois y voir plus clair. 

 

 

Mais surtout, un grand et beau merci à notre belle promotion pour tout ce qu'elle nous a appris, nous a permis d'accomplir et nous permettra sûrement dans le futur. 

 

... Ce n'est pas fini ! Nous avons besoin de vous une dernière fois afin de confirmer ou non le profil des lecteurs de presse indépendante. Pour nous aider, il vous suffit de répondre à ce tout petit questionnaire. Il ne vous prendra qu'une minute. Merci !

165098827_717204888956520_1493250132963441131_njp

Anaïs Draux et Audrey Margerie (de gauche à droite), collègues, partenaires de reportages, réceptacles de bonne humeur et de réconfort, et amies.